Skip to main content
56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Archives-Reflexions

Jette ton pain à la face des eaux (Ecclésiaste 11,1)"

 

Oui, je le sais bien, tout comme moi-même, vous vous posez cette question : pourquoi la vie ? Et vous vous demandez : « ça sert à quoi la vie ? »

Certes, je le reconnais, j'ai mis du temps à comprendre. Pendant longtemps, j'ai été un peu comme ce malheureux Job. Oui, Job, il ne comprend pas pourquoi. Pourquoi il faut vivre, et pourquoi il faut mourir, pourquoi il faut semer et pourquoi il faut moissonner, pourquoi il faut mettre au monde des enfants et pourquoi il faut pardonner aux méchants... On a l'impression que Job a lu Camus et son Mythe de Sisyphe. Il se pose la question du « pourquoi ? », il se pose la question de l'absurde.

Mais voyons comment Dieu lui répond. Apparemment, il lui répond de manière absurde, j'en conviens. Il le convie à une sorte de safari-photo. Bizarre ! Bizarre ! Il lui montre la lionne des steppes qui s'ébroue au soleil, l'autruche qui bat des ailes dans le vent, et l'âne sauvage qui gambade à la recherche de tout ce qui est vert. Et c'est tout juste s'il n'ajoute pas : « que celui qui a des yeux pour voir voie ». Et effectivement, à moi, il m'a fallu du temps pour voir.

Mais maintenant, je vois. Oui, je vois que la vie est faite pour être vécue comme Dieu nous l'a lancée, c'est-à-dire pour rien, gratuitement, sans raison ni justification. D'ailleurs c'est comme cela que vivent les antilopes, les lionnes et les bouquetins. Et aussi les oiseaux du ciel et les lis des champs. (cf. Matthieu 6:26-29)

Laissez-moi vous dire la seule réponse que j'aie jamais trouvée à la question « à quoi sert la vie ? Pourquoi la vie ? »

C'est celle-ci. Il nous faut aimer sans savoir pourquoi, oublier l'offense de l'ingrat sans savoir pourquoi, mettre au monde des enfants sans savoir pourquoi, retrouver sa lune de miel à cinquante ans passés sans savoir pourquoi, raconter sa part de rêve à ses petits-enfants endormis sans savoir pourquoi, et puis enfin quitter ce monde sans savoir pourquoi, en disant seulement comme l'Ecclésiaste « la lumière est douce et il est agréable à mes yeux de voir le soleil ». Amen et merci pour la vie.

La vie est faite pour être lancée, dépensée, donnée comme une offrande et un geste gratuit. La vie est faite pour être vécue pour rien, pour la seule gloire de la vie, pour la seule gloire de la grâce qui nous la donne.

C'est là la leçon que j'ai comprise en lisant le livre de l'Ecclésiaste et le livre de Job, et aussi en écoutant l'Evangile de notre Seigneur Jésus-Christ.

Oui, nous avons le droit de jouir de la vie sans avoir besoin de nous trouver une justification ou une raison de vivre. Oui, la vie, c'est une grâce à laquelle nous avons droit, sans raison, sans que nous ayons à produire ni des justificatifs, ni des diplômes de vertu, ni des brevets prouvant que nous sommes d'utilité publique et indispensables aux autres.

C'est sans doute ce qu'a voulu dire Luther lorsque, à la suite de Saint Paul, il a proclamé : votre vie est justifiée par grâce seule, elle est justifiée même si, nous, nous la jugeons injustifiée et injustifiable, même si nous la trouvons indigne et inutile. Est-ce que les antilopes et les libellules cherchent une justification pour leur vie ? Non ! Bien sûr ! Eh bien, elles ont raison !

Au début de la vie, la vie, c'est comme un envol et un jeu, oui, comme le jeu et l'envol des oiseaux du ciel qui ne sèment ni ne filent et qui s'ébattent dans la lumière, pour rien, pour le plaisir et pour la joie de vivre. Au milieu de la vie, la vie c'est du pain qu'on lance, que l'on partage et que l'on reçoit, pour le plaisir du plaisir, pour le plaisir de la ferveur partagée, et pour la joie de l'espérance. Puis, lorsque l'on devient âgé, la vie est faite pour être cueillie avec douceur et reconnaissance, comme l'on cueille quelques lis des champs qui fleurissent, inattendus et magnifiques, sur le tard. Et aux derniers jours de la vie, la vie est faite pour être rendue à la terre et à l'éternité telle un parfum de grand prix que l'on répand là, sur le sol, pour l'offrir au Christ et pour le remettre au Maître du temps et des jours. Oui, la vie est grâce. « Tout est grâce » comme disait le Curé de campagne de Bernanos.

Et puis, si vous n'arrivez pas à vous en convaincre, regardez le ciel, le soleil et les autres étoiles. Oui regardez les astres et le soleil ! Ils sont comme des émaux et des rubis jetés à la face de la nuit. Ils sont semés pour rien, lancés pour rien par Celui qui est l'Amour et la Grâce. L'Etoile du berger demande-t-elle pourquoi elle se lève au crépuscule et Vénus demande-t-elle pourquoi elle resplendit encore à l'aube ? Certes non ! Elles sont là par grâce et elles se donnent par grâce. Pourquoi nous, nous aurions plus de prétention ?

Oui, l'univers tout entier, le monde et les étoiles, et notre existence aussi, sont du pain de vie et de lumière, jeté à la face des eaux, du temps et du mystère. Oui, au-dessus de toutes choses et de toutes vies, au-dessus des astres et des merveilles, il y a le Ciel d'une générosité gratuite jetée à la volée, il y a le Ciel qui lance son pain, et le pain de la vie, à la face des eaux du monde.

Mes amis, rendons-lui grâce à ce Ciel. Rendons-lui gloire. Nous aussi, à notre manière, à notre mesure, à notre faiblesse, jetons notre pain à la face des eaux. Oui, essayons encore, oui aujourd'hui encore. Dès le matin, semons notre semence, et le soir ne laissons pas reposer notre bras (Ecclésiaste 11:6). C'est ainsi que nous rejoindrons l'Eternité, la grâce et la lumière.

Alain Houziaux

Extrait d'une prédication donnée sur France-Culture lors d'un culte dominical radiodiffusé le 10 janvier 1999