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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Archives-Reflexions

L'aveugle et son flambeau

 

C'était sur un chemin de montagne, un de ces chemins qui s'élèvent vers un seuil, plus en amont, avant de se perdre.

Un homme montait. A la main, il tenait un flambeau, avec détermination.

Pourtant, il faisait grand jour. Et l'homme trébuchait, presque à chaque pas. "Il butait en plein jour contre l'obscurité, tâtonnant dans la nuit, alors qu'il était minuit" (Job 5,14).

Lorsque je m'approchais, je compris pourquoi : cet homme était aveugle.

- Mais alors, lui dis-je, et ce flambeau ? Pourquoi vous en encombrer?

L'aveugle me répondit : je suis aveugle. Dans ce monde, je ne sais pas s'il fait jour ou s'il fait nuit. Mais je crois qu'il fait jour.

Je porte ce flambeau par la foi et pour faire honneur à cette lumière que je ne vois pas.

En effet, la foi, c'est la ferme assurance des choses que l'on espère et la démonstration de celles que l'on ne voit pas (Hébreux 11,1).

- Que savez-vous de la lumière ? lui demandai-je.

Il me répondit :

- Il y a pour le monde la grâce d'une lumière. La lumière est une grâce. Elle sait la raison d'être de tout ce qui a lieu ici-bas. Elle connaît le pourquoi de toute chose. Elle embrasse tout ce qui est, le blé et l'ivraie que je côtoie, l'amont et l'aval de ce chemin, les crevasses, les seuils et le sable de mon parcours.

Elle illumine ce qui est méprisé et met en lumière, gratuitement et par grâce, ce que personne ne voit, ce que personne ne veut voir.

C'est pourquoi je porte le flambeau de cette lumière là.

Ce flambeau, je le porte gratuitement, pour rien, par espérance. Je le porte par désintéressement, par folie, par pari, par goût pour le panache des aveugles. Je le porte parce qu'il est, pour aujourd'hui, le signe avant-coureur de la lumière de demain.

Je le porte par la foi. La foi, c'est servir la lumière, sans voir la lumière, comme si on voyait la lumière.

- Ainsi, confesser sa foi, c'est faire "comme si" ?

- Oui, mais pas par hypocrisie. Mais bien plutôt "par vérité". Car la lumière est plus vraie que la nuit. La chouette croit qu'il fait nuit même quand il fait jour.

Ainsi, même pour l'aveugle, la lumière est vérité, la nuit est illusion.

- Qui vous a confié ce flambeau ? Dites-le moi !

Et il me répondit :

- D'autres avant moi ont porté ce flambeau. D'autres après moi le porteront. Celui qui l'a allumé, je ne l'ai jamais vu. On m'a dit qu'il a marché avant moi, sur ce chemin qui ne mène nulle part et qui s'élève, sans doute vers un seuil, plus en amont. On m'a dit qu'il s'appelle Jésus-Christ. Il a laissé ce flambeau (Luc 12,49), une nuit, avant de disparaître de l'autre côté.

 

Mon flambeau dit l'amont de ma nuit,
car ma nuit a un seuil.
Je marche, je parle et je chante au seuil de ma nuit.
Mon flambeau dit l'envers de ma nuit,
car ma nuit a un envers.
Ou plutôt notre monde, oui notre monde de nuit,
est l'envers d'un autre monde où il y a la lumière.
Certains l'appellent le Royaume de Dieu.

 

Alain Houziaux
Extrait de Paraboles au quotidien, Cerf, 1988