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Archives-Reflexions

Le fils prodigue

 

Le fils préféré sera celui qui viendra librement et volontairement auprès du Père, en considérant qu'il ne lui doit rien, même pas de le considérer comme son fils.

Le problème du fils aîné, c'est qu'il n'est pas dans la liberté, ni dans l'amour, mais dans le devoir. Il considère qu'il doit servir son Père, que son frère aurait dû rester pour le servir, et que pour lui-même, son père devrait lui témoigner de la reconnaissance en le récompensant. On peut être ému par ce qui semble injuste à l'égard de ce fils serviable, mais précisément, le Christ est là extrêmement et volontairement clair: la foi, la vraie religion n'est pas une question de devoir ou de mérites, c'est une question d'accueil, d'humilité, d'amour, et de gratuité.

Ce fils aîné qui vit sa religion comme un devoir n'est d'ailleurs pas rejeté par son Père, il a tout en abondance, et son Père sort même de la maison pour aller vers lui et lui parler. Ce qui lui manque, c'est la joie et la fête. Dans une religion d'observance, de comptabilité des bonnes et des mauvaises oeuvres, il n'y a pas d'amour, pas de pardon et pas de joie, mais un esprit de concours, d'égoïsme, de crainte et d'envie. Dans le fond, il n'y a même pas vraiment de vie puisque le seul fils qui soit dit "vivant", c'est celui qui est revenu vers son père avec le sentiment de sa faute.

Le thème de la vie est d'ailleurs présent tout au long de la parabole. D'abord, quand le jeune fils demande son "bien" à son Père, le grec utilise le mot biox qui désigne certes le bien, mais avant tout la vie biologique. A la fin, le père dit à deux reprises: "mon fils était mort, il est revenu à la vie" et il utilise cette fois le terme zoh qui désigne la vie dans sa dimension la plus profonde et désigne en particulier la vie éternelle, vie spirituelle qui dépasse notre vie biologique et qui est au delà de l'espace et du temps.

On peut donc voir cette parabole comme parlant de notre rapport à la vie. Au départ, l'attitude mauvaise du jeune fils consiste à vouloir se considérer comme propriétaire de sa propre vie physique, et de voir celle-ci comme un bien à dépenser, pour sa consommation propre, afin d'en profiter au maximum. Le verset 13 est très précis à cet égard: au sens propre, il est dit que le fils "dilapide son essence" (ousia) dans une vie "sans salut" (aswtox). On dirait qu'il s'use lui-même, qu'il se vide de toute consistance dans un activisme vide de sens et stérile.

Il est vrai que l'on peut, considérer sa vie comme un moyen de jouissance personnelle, le seul problème, c'est celui qui est décrit là: cela ne peut durer toujours: (il y a toujours une fin, la vie cesse, on tombe malade...). Cette attitude est donc inapte à nous donner le salut, le sens à notre vie, et surtout comme dans notre parabole, cela laisse sur sa faim, réduisant l'humain à moins qu'un cochon, qui, lui peut vivre à peu près heureux dans son essence en mangeant des caroubes, en se contentant de se remplir l'estomac.

Mais le chemin de la vie ne se réduit pas à cela, nous ne sommes pas des cochons, la jouissance, la consommation et la dispersion de ses biens, de sa vie, de ses chances ne peut nous suffire. Notre vie, au vrai sens du terme, est bien plus que tout cela, et si nous ne le comprenons pas, nous ne sommes que des "morts", spirituellement et même humainement parlant. Il est d'ailleurs remarquable qu'au moment de sa prise de conscience, il est dit que le fils prodigue "se lève debout" or le verbe utilisé là (anistemi) est celui qui est traduit presque partout ailleurs par "ressusciter". Il s'agit donc bien d'un récit de résurrection, du passage de la mort à la vie, ou plutôt du passage de la vie biologique à la vie spirituelle. Et ce passage ne semble pourvoir se faire que par l'expérience de sa liberté, la conscience de son péché et le retour humble vers le Père comme pour le servir gratuitement.

Quant au fils aîné, il semble apparemment parfait, mais dans le fond, rien n'est moins sûr. Certes, pour ce qui est des "bonnes oeuvres", il est certainement irréprochable. Il est l'image même du pharisien sans cesse critiqué par Jésus qui de donne bonne conscience en faisant un certain nombre de bonnes oeuvres. Notre texte est très explicite à cet égard : ce qu'il dit à son Père et qui est traduit d'habitude par: "je n'ai jamais désobéi à tes ordres" est dit en fait avec les termes d'usage dans la religion juive: "je n'ai jamais transgressé tes commandements". Et alors ? l'Évangile nous apprend non pas à ne pas faire le mal, mais à faire le bien, ce qui est une vision très différente de l'existence. Le message du Christ est qu'il ne suffit pas de se contenter d'obéir à un certain nombre de commandements moraux ou d'accomplir des actes religieux. Ce que le Christ nous commande, c'est l'Amour. Or, où est l'amour du fils aîné ? Pourquoi n'a-t-il pas essayé de retenir son frère, pourquoi n'est-il pas allé à sa recherche ? Et pourquoi ne se réjouit-il pas de son retour ? Ce qui le prive de fête, c'est en réalité son égoïsme. Le moyen pour lui d'avoir le veau gras qu'il souhaitait était en fait de venir se réjouir du retour de son frère, mais il s'en trouve incapable, et se coupe lui-même par sa sévérité de la joie et du banquet du salut.

Le problème du fils aîné, c'est la bonne conscience, et le fait que cela le conduise à juger son frère. Or Paul dans sa lettre aux Romains nous dit à ce sujet l'essentiel : "Il n'y a pas un juste, pas même un seul, tous ont péché..." (Rom 3:10ss) C'est pour cela que nous ne pouvons juger notre frère, et que nous ne pouvons que venir à Dieu en lui demandant pardon. Le problème du fils aîné, ce n'est pas qu'il n'aie pas eu de péché, mais qu'il ne les voyait pas. En cela, même s'il était au départ moins fautif que son frère, il est en fait plus petit que lui par rapport à Dieu.

Louis Pernot