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Archives-Reflexions

Un léger repas de deuil

 

 Un texte du Talmud (commentaire juif des cinq premiers livres de la Bible) nous explique que l'homme, dès l'instant où il voit le jour, se trouve privé de toute aptitude à percevoir la lumière de Dieu. Alors que, avant sa naissance, il avait avec Dieu la même relation, inconsciente et fusionnelle, qu'avec sa mère, il ne pourra plus, une fois né, reconnaître Dieu ni découvrir la vérité ultime et le bien absolu.

C'est pourquoi, dans les communautés juives d'Europe centrale, on a l'habitude de se réunir le premier vendredi qui suit la naissance d'un enfant pour partager un léger repas de deuil (légumes secs, cuits et salés). Et ce pour souligner que l'enfant, comme tout homme, sera privé de la communion avec Dieu tout en continuant à se souvenir de Dieu (1 Co 13, 12).

Et c'est peut-être cela le "péché originel" : nous naissons en manque d'un sixième sens, celui qui nous permettrait de percevoir Dieu; mais subsiste en nous, au creux de nos cinq sens, le deuil, la nostalgie et l'amour du Père.

Nous faudrait-il alors sombrer dans la tristesse et l'indifférence vis-à-vis de ce que peuvent nous procurer nos autres sens, ceux qui nous permettent d'aimer ce monde, de le connaître et d'en jouir ? Que nenni ! Loin de là !

De même qu'un aveugle voit se développer les sens qui lui restent (il peut devenir un excellent musicien et un fin gourmet), de même notre deuil de la lumière divine nous poussera à développer notre appétit pour le monde, notre plaisir d'y vivre et notre curiosité à le découvrir.

Nous regardons, palpons, goûtons, humons et écoutons le monde d'autant plus amoureusement que nous y cherchons et y trouvons la chaleur d'une Lumière que nous ne pouvons voir et que nous y ressentons le parfum d'une Présence dont la source nous échappe. Tout ici-bas nous fait signe, nous pousse à l'étonnement et à la joie.

Luther le disait déjà, avec son sens des paradoxes : c'est parce que nous désirons Dieu seul que nous aimons le monde pleinement. Le péché originel nous introduit à une grâce surabondante (Rm 5, 21).

Lorsque viendra le terme de notre vie, nous espérerons bien, à l'aube de notre mort, pouvoir contempler Dieu comme la clarté d'un autre Soleil. Mais avant de nous confier à sa Lumière, il serait digne et juste que nous prenions un léger repas de deuil. Pour souligner ce que nos cinq sens, à eux seuls, par leur déploiement et leur épanouissement, nous ont donné d'émerveillements, d'aventures et de bonheur. Pour prendre congé des nourritures terrestres.

Jésus lui-même, à la veille du Vendredi saint, prit avec les Douze, y compris avec Judas, le pain des moissons de ce monde et le vin des noces de la vie. Et, avec tous et avec chacun, il mit la main au plat une dernière fois pour partager ce repas pascal, y compris les herbes amères. Comme un signe de complicité et de reconnaissance pour la route faite ensemble.

Même les herbes amères ont un goût incomparable.

Alain Houziaux