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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

La vie éternelle, qu'a-t-on à y gagner?

Prédication du pasteur Alain Houziaux au temple de l'Etoile à Paris le 7 octobre 2001

On peut comprendre l'expression "la vie éternelle" de deux manières différentes.

Ou bien la vie éternelle, c'est une autre vie que notre vie d'aujourd'hui. Et dans ce cas, nous croyons que, après notre vie actuelle et notre mort, commencera une autre vie qui sera éternelle.

Ou bien la vie éternelle, c'est notre vie aujourd'hui. Et dans ce cas, nous pensons que c'est notre vie actuelle (et non pas une nouvelle vie) qui peut être considérée comme éternelle, et ce, même s'il est sûr que, dans quelques années, nous serons définitivement morts.

Pour moi, j'opte pour cette deuxième manière de comprendre ce qu'est "la vie éternelle". C'est aussi celle de l'Evangile de Jean.

Mais comment peut-on considérer que notre vie actuelle puisse être éternelle ?

Le temps et l'éternité

Pour le comprendre, citons d'abord quelques faits d'expérience. Ils nous montreront que ce qui passe ici et maintenant peut cependant continuer à exister "sur un autre plan de l'être", même après que cela ait pris fin.

Le dimanche 6 octobre 2001, de onze heures à onze heures vingt cinq, j'ai donné une prédication. Elle est terminée depuis longtemps. Mais elle a été enregistrée sur une cassette-audio. Et elle subsiste sur cette cassette. Ainsi, sur cette cassette, elle subsiste et elle subsistera encore longtemps, bien après qu'elle ait pris fin le dimanche six octobre à onze heures vingt cinq. Ma prédication a été "sauvée" ou mieux "sauvegardée" pour peut-être fort longtemps. Elle existe dans une mémoire qui, certes, n'est pas éternelle, mais qui cependant donne une existence à ma prédication bien longtemps après le moment où elle "s'est passée" (l'expression est suggestive) dans le temps.

De même, le texte que j'écris en ce moment, le lundi 7 octobre de 14 heures à 15 heures laisse une trace, une mémoire sur la feuille de papier que vous lisez. Il continue à avoir une forme d'existence qui, sans être éternelle, persiste même après le moment où je l'ai écrite.

De même, si le 8 décembre 1960, j'ai pris une photo de ma grand-mère qui est morte en 1985, l'"instantané" de la photographie qui a été pris d'elle passe sinon à l'éternité, du moins à la postérité.

Par ces exemples, nous voyons que ce qui se déroule et prend fin dans le temps peut néanmoins être sauvé, scellé, sauvegardé dans une mémoire qui transcende ce temps. Ce qui se passe dans le temps peut être recueilli, moissonné, aimanté, déposé dans une mémoire qui échappe à la fugacité du temps.

Ces exemples sont certes suggestifs. Mais, me dira-t-on, la cassette-audio, et aussi la photo, et aussi le texte qui recueille ce que j'écris ne sont quand même pas éternels.

C'est pourquoi j'en viens à un exemple plus décisif.

Sur le mur d'un immeuble près de l'Ile St-Louis où a vécu le sculpteur Camille Claudel, il y a une plaque sur laquelle est écrit, à peu de choses près : "rien ne pourra jamais effacer le fait que, dans cette maison, Camille Claudel a vécu, travaillé et souffert de 1922 à 1938". En effet, c'est là une vérité définitive, ineffaçable et qui ne pourra jamais changer. C'est, à proprement parler, une vérité éternelle.

Et de fait, nous disons "c'est vrai" (au présent, c'est-à-dire aujourd'hui) "que Camille Claudel a vécu" (au passé) "de 1864 à 1943". Et dans cent ans, dans mille ans, ce sera toujours vrai de la même manière. C'est vrai, au présent toujours présent et éternellement présent. C'est vrai pour l'éternité.

S'il est vrai que quelque chose a eu lieu, c'est vrai pour toujours, c'est vrai pour l'éternité.

Ainsi ce qui se passe et trépasse dans le temps a aussi un caractère définitif, irrévocable et éternel. Ce sera toujours vrai. Ce sera toujours vrai que cela a eu lieu. C'est vrai pour l'éternité.

Et c'est pourquoi, ce que j'ai vécu et ce que je vivrai jusqu'à ma mort ne disparaîtra jamais. Ce que j'ai vécu et ce que je vivrai jusqu'à ma mort s'inscrit pour toujours dans l'éternité.

La parabole du riche et du pauvre Lazare (Luc 16,19-31) exprime ceci très bien. Le riche a été égoïste. Et il l'est pour l'éternité. Dieu lui-même ne peut pas changer le fait qu'il a été égoïste. Ainsi sa vie terrestre est et reste pour l'éternité ce qu'elle a été ici-bas.

Bien sûr il y a dans cette parabole une présentation de la vie éternelle ou plutôt de l'éternité de cette vie-ci quelque chose qui peut nous effrayer, même si elle nous appelle à la plus grande vigilance et à la plus grande responsabilité pour ce qui est de notre vie d'aujourd'hui, puisque c'est elle qui est éternelle.

Le bon grain et l'ivraie

Mais, parmi les paraboles de Jésus, il y a là une autre plus clémente, c'est celle du bon grain et de l'ivraie (Mat. 13,24-30).

Jour après jour, dans le champ de notre vie, nous faisons pousser du bon grain et de l'ivraie. Et, selon cette parabole, à la fin de notre existence, Dieu moissonne, pour l'engranger dans le grenier de sa mémoire éternelle, uniquement le bon grain de notre vie. L'ivraie, Dieu merci, est laissée aux cendres et à la poussière.

On peut expliciter cette moisson sélective par l'image de l'aimant. L'aimant n'aimante, ne recueille et n'élève à lui que ce qui a des atomes crochus avec lui. Le reste, il ne l'aimante pas.

Le Dieu éternel peut être comparé à un aimant (un aimant qui aimante) qui est aussi un aimant aimant (un aimant qui aime). Le Dieu éternel aimante, pour le garder en lui, pour l'éternité, ce qui, dans nos vies est de l'ordre de l'amour et uniquement ce qui est de l'ordre de l'amour.

Ce qui est gardé de nous dans l'éternité et pour l'éternité, ce sont nos yeux quand ils s'étonnent des printemps qui renaissent, ce sont nos bras lorsqu'ils étreignent la vieille dame qui pleure, ce sont nos genoux quand nous les mettons à terre sous le poids du remords. C'est ainsi que je crois à la résurrection de la "chair" des yeux, des bras et des genoux.

Ainsi, la Bible nous dit, par une image somptueuse, que l'éternité de Dieu recueille et garde chaque jour la trace, l'empreinte, la "moisson" de chacune de nos journées de notre vie d'ici-bas. Dieu moissonne le blé de nos vies. L'amour de Dieu, cet amour qui, comme le dit Dante, met en mouvement le soleil et les autres étoiles, garde en sa mémoire éternelle la mémoire de chacune de nos vies. L'amour éternel de Dieu accueille et recueille le chant de notre vie qui s'efface, le pollen de l'éphémère qui passe et la fleur de ce qui trépasse. Il aimante et attire à lui le parfum de nos amours, le rêve de nos espérances, l'humilité de nos renoncements. Il accueille et recueille pour toujours, dans son ciel éternel, le meilleur de nos vies.

Avec les quelques fils d'or que nous avons tissés dans chacune de nos vies, Dieu tisse, fil à fil, l'étoffe de notre vie éternelle.

L'Evangile nous le dit : chaque fois qu'un humble mortel donne à boire à celui qui a soif, chaque fois qu'il donne à manger à celui qui a faim, cet acte d'amour est sauvé pour l'éternité (Mat 25, 31-40). Ces trois choses demeurent, la foi, l'espérance et l'amour, mais la plus grande des trois, c'est l'amour (I Cor 13,14).

Le mystère

Je voudrais ajouter un mot. Ce que nous laissons de plus vrai à notre mort, ce n'est pas seulement le blé de notre vie, c'est aussi et surtout notre mystère. Si vous contemplez votre père sur son lit de mort, ce que vous retenez de lui, c'est son mystère. C'est cela qui reste de lui, pour l'éternité.

Le mystère, ce n'est pas le secret. Votre père avait sans doute des secrets, mais il les emporte dans sa tombe. Et le mystère ce n'est pas non plus l'énigme, c'est-à-dire les points sur lesquels vous ne pouvez pas trancher (croyait-il vraiment en Dieu ? Etait-il vraiment humble ? Cela reste une énigme).

Non, le mystère, c'est une sorte d'éclat et de lumière devant lesquels on devient myope. D'ailleurs "mystère" et "myope" ont la même racine étymologique. Ce mystère, il apparaît clairement sur le visage des Saintes femmes telles que les peignaient les primitifs italiens. Les peintres d'Asie sont aussi experts à le mettre en valeur. Le mystère de l'autre, du visage de l'autre, de la vie de l'autre et aussi de sa mort, c'est ce qui nous tient en respect et nous convie au silence et à la contemplation.

Le mystère sur le visage de son prochain, c'est une sorte d'éclat invisible, comme s'il était nimbé dans une lumière invisible. Le mystère, c'est une forme de grâce, dans tous les sens du mot grâce. Le mystère, c'est une sorte d'éclat d'éternité sur ce qui passe.

Le mystère, c'est peut-être aussi ce "caillou blanc" (Apoc 2,17) qui aété donné à chacun d'entre nous et sur lequel est écrit un nom que personne ne connaît hormis Dieu. Le mystère, c'est notre vérité ultime, cette vérité qui, je le disais, est de l'ordre de l'éternité et n'est connue que de Dieu.

Je prends une image pour me faire comprendre. Les chouettes, lorsqu'il y a de la lumière, sont aveugles à cette lumière. De même, je crois qu'il y a une Lumière éternelle, celle de Dieu lui-même, et que les hommes ne voient pas, sauf peut-être, de manière indirecte, lorsqu'ils sont saisis par le mystère du visage de l'autre qui est comme l'éclat et le reflet sur son visage de cette Lumière éternelle.

Ce mystère, c'est l'image de Dieu en l'autre. C'est aussi l'image de Dieu en nous. Quand Genèse 1,26 dit que l'homme est à l'image de Dieu, cela veut dire qu'il est à l'image du mystère de Dieu. Il porte en lui un mystère qui est l'image du mystère de Dieu.

Dieu, comme le disait Victor Hugo, est un "gouffre de mystère". Et chaque homme est lui-même, lui aussi un gouffre de mystère. Et c'est pourquoi, devant le mystère de l'autre, je suis pris de vertige.

Et ce mystère de l'homme, de chacun de nous, il retourne à notre mort au Mystère de Dieu. Durant le temps de notre vie, ce gouffre de mystère était la trace, l'image et l'éclat de l'éternité dans notre vie. Et à notre mort il passe à l'éternité, ou plutôt il retourne à l'éternité. Il retourne au Mystère de Dieu. Il subsiste pour toujours à l'éclat d'un autre Soleil.

La Lumière éternelle garde à jamais dans sa lumière l'éclat de notre mystère. Elle garde à toujours le mystère de ce qui naît, de ce qui passe et de ce qui trépasse.

Amen.

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