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Le secret du schibboleth

Prédication prononcée le 22 octobre 2023, au temple de l'Étoile à Paris,
par le pasteur  Louis Pernot

 

Le shibboleth

En étudiant en hébreu le psaume 69 : « Sauve moi mon Dieu, les eaux me montent jusqu’à la gorge, un courant me submerge », on voit le psalmiste menacé par un courant d’eau important, et le terme hébreu désignant ce courant, c’est « shibboleth ». Ce mot a attiré mon attention, parce que je l’avais déjà rencontré dans un des textes les plus curieux de la Bible. Ce mot, relativement rare, il apparaît, en effet, dans une histoire étonnante du livre des Juges où « shibboleth » est une sorte de mot de passe.é, à la tête des Galaadites étaient en guerre contre les Ammonites qui les avaient envahis. Ils gagnent, et ensuite, la tribu sœur d’Ephraïm est furieuse parce qu’elle n’a pas eu droit part au butin. Du coup ils se font la guerre. Et quand les gens d’Ephraïm veulent revenir chez eux en traversant le Jourdain, le gué était gardé par les hommes de Jephté, certains essayent de se faire passer pour des Galaadites. Mais ceux-ci leur disaient de dire le mot « shibboleth », et les Ephraïmites avaient un accent les empêchant de prononcer ce mot correctement et ils disent « Sibboleth, ». Dans ce cas, ils étaient tués et jetés dans le Jourdain, 42 000 ont été tués comme ça !

Ce shibboleth est tellement connu que c’est devenu un nom commun en Français, on dit un « shibooleht », ou un « chibolet » désignant un système de reconnaissance reposant sur la prononciation. Il y a de nombreux exemples dans l’histoire, jusqu’à la guerre de 40 où à la fin de la guerre, des allemands essayaient de se faire passer pour des alsaciens pour ne pas être faits prisonniers. Cela leur était facile parce que le dialecte alsacien ressemble beaucoup à l’allemand, on leur montrait un parapluie en leur disant ; « qu’est-ce que c’est », s’ils étaient allemands ils disaient « Shirm » ou « Regenshirm » et les alsaciens n’appellent pas ça un « Regenshirm », mais tout simplement un « Barabli ». Et celui qui disait « Shirm » était donc envoyé en prison. Il paraît qu’il y a encore des shibboleth qui fonctionnent aujourd’hui en Ukraine où certains russes essayent de se faire passer pour des ukrainiens ou le contraire, et il y a des mots que seuls les ukrainiens de naissance parviennent à prononcer correctement, ce qui permet de faire le tri. Plus largement, le mot « shibboleth » peut désigner une sorte de clé de passage pour accéder à quelque chose. Ainsi, en psychanalyse, Freud a-t-il pu dire que l’interprétation des rêves et le complexe d’Œdipe étaient le shibboleth de la psychanalyse.

Mise en garde contre les luttes fratricides

Le sens de l’histoire des Juges est assez mystérieux et intéressant. On peut la voire d’une manière positive ou négative.

D’abord on peut la voir négativement. En disant que cette guerre fratricide entre cousins est un scandale absolu. Ephraïm se bat, en effet, contre les Galaadites qui descendent de Manassé, frère d’Ephraïm. Et ces cousins s’entre-tuent pour une question de prononciation, d’accent. Comme s’il fallait se battre pour savoir s’il faut dire « chocolatine » ou « pain au chocolat ». Et cette idiotie menace encore notre société d’une manière plus importante qu’on peut le croire. La prononciation, l’accent peuvent encore être un marqueur social, suivant qu’on parle comme avec un accent rocailleux, ou pointu comme un snob. Il y a tout de suite une méfiance, voire un rejet de l’autre, alors que nous sommes les mêmes. Quelqu’un qui dans la conversation va dire, « ah oui, moi j’ai vu le prince de Broglie », sera immédiatement fiché parc qu’on lui dira, « mon ami, il s’agit du prince de Breuil », il n’a pas la bonne prononciation, et il n’a donc pas droit à être considéré comme appartenant à la « bonne société ». Et il est reconnu aujourd’hui qu’un jeune se présentant à un entretient d’embauche avec un accent des banlieues a de fortes chances d’être rejeté.

Mais cela va plus loin que des questions de prononciation. Ce texte peut nous inviter à prendre garde à ces détails qui n’ont aucun sens et dire : « réconciliez-vous les cousins ». Malheureusement, trop souvent, des groupes humains frères se tapent dessus pour des détails, pour des choses qui, vues de loin, semblent secondaires, et ça vient très vite. Les catholiques et les protestants peuvent se disputer sur mille détails insignifiants pour l’extérieur. Les protestants disent le Notre Père assis, les catholiques le disent debout. Est-ce important ? Aujourd’hui, il s’agit en grande partie de différences culturelles et qu’il n’y a pas de quoi s’écharper là-dessus. Faites la paix mes frères, faites la paix, et allez au-delà de ces différences insignifiantes ! Ne faites pas comme à la Saint Barthélémy où autant de protestants ont été jetés en Seine que le nombre indiqué des Ephraïmites dans le Jourdain.

Et que l’on pense aux querelles entre les palestiniens et les israéliens : deux peuples sémitiques qui sont frères ! La paix se dit-elle « shalom » ou « salam » ? Peu importe tant qu’on fait effectivement la paix ! Cessez de vous taper dessus ! Bien-sûr, il y a là des questions géopolitiques qui me dépassent, et ce conflit ne dépend pas tellement de moi. Par contre, il dépend de moi d’être capable de surmonter ces petites différences qui certes peuvent m’agacer chez l’autre qui est mon frère ou ma sœur, de les surmonter, et de privilégier le lien de fraternité sur un certain nombre de différences culturelles.

La prononciation n’est pas un détail !

Ensuite, on peut voir les choses tout-à-fait différemment et se mettre du point de vue que nous propose le texte qui est celui de Jephté et de ses frères. Et donc de considérer les Ephraïmites comme des méchants que les Galaadites ont bien fait de jeter dans le fleuve.

Il ne s’agit pas là, de faire une apologie de la violence, ni de vouloir tuer qui que ce soit, mais de savoir comment discerner le bien du mal pour nous, non pas par rapport à des personnes qui seraient bonnes ou mauvaises, mais le bien et le mal qui sont en nous et il nous faut un critère pour être capable de faire le tri. Il y a des tas de pensées, des tas d’attitudes, de valeurs qui se présentent à notre liberté, qui prétendent traverser le fleuve de notre conscience et venir à nous, et il convient qu’il y ait un barrage, un discernement pour savoir ce que l’on laisse passer, et ce que l’on rejette. Qu’est-ce que j’accepte et qu’est-ce que je refuse, qu’est-ce que je cautionne, et qu’est-ce que je condamne ? Et là, ce point de détail sur la prononciation, shibboleth ou sibboleth, qui peut sembler tout à fait secondaire, peut prendre une importance considérable.

Cela montre d’abord que la lettre d’un mot n’est pas grand-chose tant qu’on ne l’explicite pas. C’est à méditer dans notre rapport au texte, au texte biblique en particulier. Citer un verset, des passages de la Bible peut être pour le meilleur ou le pire. Ce qui compte, c’est comment on va proclamer ce texte écrit, et pour dire quoi.

Ensuite, les Ephraïmites et les Galaadites se ressemblent beaucoup, ils sont cousins, et ils parlent la même langue. Donc tous deux connaissent le mot « shibboleth ». Ce qui les distingue, c’est la manière de le prononcer. On peut y voir une image de quelque chose d’essentiel : la frontière entre le bien et le mal est souvent extrêmement ténue. Il y a parfois un rien entre le bien et le mal, et la même idée peut être la meilleure ou la pire suivant comment elle est mise en œuvre. Ce n’est souvent pas l’idée même qui est mauvaise, mais la façon avec laquelle on l’applique.

On peut prendre différents exemples, politiquement dans un sens comme dans l’autre. Certainement, l’accueil de l’étranger, du plus pauvre est une bonne idée, mais comment le fait-on ? Si on ouvre totalement les frontières, c’est le malheur pour tout le monde. Si on le fait avec discernement, ça peut devenir la meilleure des choses. Inversement, l’identité, le renforcement identitaire d’un groupe est une chose importante pour que le groupe existe, soit cohérent, cohésif, mais s’il est appliqué dans le sens où cela devient une exclusion, une méfiance vis-à-vis de l’étranger, alors il devient morbide et mène à la secte. Ce n’est pas la question de l’accueil de l’étranger qui est en cause, ce n’est pas la question de l’identité en soi, mais la manière avec laquelle on va la dire, la manière avec laquelle on va la mettre en œuvre. C’est-à-dire la manière avec laquelle on la dit à l’autre. En effet, la prononciation est la façon avec laquelle je communique cette idée à mon prochain.

Un mot ambigu

Ensuite, on peut remarquer que le mot « shibboleth » choisi ici pour faire le discernement, n’est pas pris au hasard, on a compris que les Ephraïmites avaient un défaut d’élocution et ne savaient pas prononcer le Shin, et disaient « Sin », les Galaadidtes auraient pu choisir n’importe quel mot commençant par un Shin, ou même possédant un Shin en leur sein. Il doit y avoir des centaines ou des milliers de mots possibles. Alors pourquoi ont-ils pris précisément le mot « shibboleth » ?

Peut-être d’abord parce que « shibboleth » est, en lui-même, un mot ambigu. Il peut désigner un « épi de blé », ou un « bras de fleuve », un « courant d’eau ». Deux choses apparemment sans rapport, le lien entre les deux est probablement la racine du mot qui signifie « se diviser » en plusieurs rameaux, comme un épi, d’un grain se subdivise en différents autres grains, et qu’un fleuve peut se diviser en différents bras. Mais l’épi de blé et le fleuve ne sont pas seulement différents, ils sont même sont totalement opposées. L’épi de blé est la meilleure et la plus belle des choses, c’est la fécondité, c’est le bon grain de l’Evangile, c’est la moisson, l’abondance, et tout ce que l’on peut dire sur le bon grain pourrait inspirer des sermons et des sermons. Et le fleuve, n’est pas franchement une bonne chose. Le fleuve, comme la mer, sont des éléments intraversables, des éléments de mort, un peu comme le Styx dans la mythologie grecque. Donc il y a d’un côté le meilleur, de la fécondité et de la vie, le blé et le bon grain, de l’autre côté la mort, le Jourdain, le fleuve, la mer qui noie celui qui prétend la traverser.

L’enjeu est donc plus qu’une question de prononciation ou d’accent puisque le même mot peut désigner le meilleur ou le pire. Il faut alors être extrêmement vigilant sur le sens que l’on donne aux mots, et la manière avec laquelle on peut comprendre le même mot ou la même idée. Deux frères, deux cousins, deux idées semblables peuvent être très proches, voire être totalement identiques, et être pour le meilleur, ou pour le pire selon ce qu’on en fait. Et il faut donc faire preuve du plus grand discernement. Tout est dialectique, et il n’y a jamais le bien d’un côté et le mal de l’autre. Pour pouvoir faire le bien, il faut assumer l’ambiguïté, et parfois accepter que le bien se fasse avec une part de mal. L’épi de blé, c’est la vie, mais pour avoir droit au shibboleth-épi de blé, il faut accepter de passer par le shibboleth-courant d’eau. On ne peut jamais avoir le bien de l’épi pur et tout seul.

Certes, la Septante a traduit « shibboleth » par « στάχυς », « épi », mais le fleuve est néanmoins présent : la question c’est bien de traverser ou non le Jourdain, comme le peuple qui avait traversé la Mer Rouge grâce à Dieu pour sortir d’Egypte, et qui, ensuite, a retraversé le Jourdain à pieds sec et grâce à une autre intervention de Dieu pour entrer en Terre promise. Il y a bien, à la fois, le fleuve et l’épi de blé qui sont présents dans cette histoire. Et pour accéder à l’épi il faut être capable de traverser le fleuve ce qui fait entrer dans la Terre promise pleine de bons épis. Mais pour cela donc, il faut passer par le shibboleth-fleuve.

Et pour pouvoir faire correctement cette traversée, il faut ne pas manquer la bonne prononciation qui repose sur le fait que ce soit bien un Shin la première lettre. Parce que « Shibboleth » peut être rapproché du verbe « Shouv » qui signifie se convertir, le fait de revenir (à Dieu). Alors qu’avec un S, ça ne veut rien dire, et le mot « Souv » n’existe pas ! Et donc, si je me convertis à Dieu, si je dis « oui » au Seigneur, et si je suis capable d’appliquer avec intelligence la théorie, la connaissance, alors je suis digne de traverser le fleuve cela m’apporte l’abondance des épis de blé, en entrant dans la Terre promise, où ruisselle le lait et le miel.

Un shibboleth, oui, un sibboleth, non !

Par ailleurs, ce défaut de prononciation faisant dire « sibboleth », au lieu de « shibboleth », n’est pas juste un petit zézaiement sympathique, mais change radicalement le sens. « Shibboleth » vient de « ShaBaL » en hébreu qui signifie « se diviser en rameaux ». Et « sibbloleht », vient de « SaBaL » qui veut dire « porter une charge, un fardeau, une peine ». Et voilà deux notions qui orientent, l’une vers la vie, et l’autre vers la mort. Vivre, c’est donner, transmettre, distribuer. On peut traverser le fleuve de la vie, ou de la mort, du jugement dernier, on peut traverser le fleuve sain et sauf à condition de voir le fait de donner, de répartir comme une joie et non pas comme une charge. La plus grande chose dans notre vie, c’est le don, se séparer de ce que l’on a, le répartir, le diviser. C’est ce qu’on appelle la grâce dans nos églises. Le don et la transmission, voilà l’essentiel. Celui qui voit le don comme une peine, une charge ou une corvée se perd lui-même, il est englouti pour disparaître dans le fleuve du Jourdain. Il est bloqué dans le désert de la solitude et l’accès à la terre promise lui est interdit. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : les Ephraïmites devaient retraverser le Jourdain pour revenir chez eux, comme Josué l’avait fait, sortant de 40 ans d’errance dans le désert et arrivant dans la Terre promise.

Il faut arrêter de considérer le don, la générosité comme des charges, des peines, des devoirs, et les regarder comme des richesses et des fécondités. « Si le grain ne meurt il ne peut donner la vie » (Jean 12 :24), mais si le grain ne pense qu’à lui-même, alors sa mort n’est plus une bonne nouvelle et il disparaît à jamais.

Nous retrouvons là le sens du péché originel qui consiste à être dans une sorte d’égoïsme absolu, de vouloir se prendre pour le centre de tout, et déclarer bien ce qui fait plaisir et mal le reste. Les hébreux dans le désert étaient comme cela, ils ne pensaient qu’à leur propre confort, à leur ventre. Il regrettaient les marmites et les chaudrons de l’Egypte où ils avaient le ventre plein, même s’ils étaient dans l’esclavage, ils ne pensaient qu’à eux, et pas à leurs enfants à qui ils pouvaient luter pour donner la liberté. Mais quand on est dans le péché originel qui est le péché d’égoïsme, la conséquence annoncée est de ne plus avoir recours à l’arbre de vie, et donc d’être conduit vers la mort. Et c’est vrai, celui qui ne transmet pas meurt et après lui sa lignée s’éteint, après lui rien.

« Après moi le déluge », est la pire phrase qui soit. Non, après moi, c’est la vie, pas forcément par ses enfans dans la chair, mais parce que je donne, parce que je transmets, par ce que je fais grâce, et parce que je suis dans la joie de donner et celui qui donne est plus riche que celui qui reçoit.

Et celui qui ne sait dire dans sa vie le mot « shibboleth » que comme un « sibbloleth », le don comme une charge, celui qui voit tout don comme une corvée, un poids, une peine, il se perd lui-même dans cette réalité à laquelle nous sommes forcément confronté et qui devient pour lui comme un fleuve qui l’engloutit. Mais celui qui comprend le mot « shibboleth », comme un partage, alors accède à l’abondance de la Terre promise. Il peut traverser tous les ravins de l’ombre et de la mort, les fleuves mortels ne l’emportent pas, et il découvre que le shibboleth n’est pas juste une menace, mais une abondance d’épi de blé généreux et de bon grain, une richesse de se donner pour donner la vie.

Louis Pernot

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Juges 12:4-6

4Jephté rassembla tous les hommes de Galaad et livra bataille à Éphraïm. Les hommes de Galaad battirent Éphraïm qui disait : Vous êtes des fugitifs d’Éphraïm, vous autres de Galaad au milieu d’Éphraïm, au milieu de Manassé ! 5Galaad s’empara des gués du Jourdain du côté d’Éphraïm. Et quand l’un des fugitifs d’Éphraïm disait : Je voudrais passer ! Les hommes de Galaad lui demandaient : Es-tu Éphraïmite ? Il répondait : Non. 6Ils lui disaient alors : Hé bien, dis : Chibboleth. Et il disait : Sibboleth, car il ne pouvait pas bien prononcer. Sur quoi (les hommes de Galaad) le saisissaient et l’égorgeaient près des gués du Jourdain. Il périt en ce temps-là quarante-deux mille hommes d’Éphraïm.
 

 

 

 

Juges 12:4-6